LA SORCIÈRE ET LE CHAT-GAROU

 

La matinée était bien avancée, le lendemain, lorsque Eragon s’éveilla. Il s’habilla, se lava le visage et se coiffa en levant le miroir devant lui. Son reflet l’intrigua. Il regarda mieux : son visage avait changé depuis qu’il avait fui Carvahall, il n’y avait pourtant pas si longtemps. Plus de joues rebondies : le voyage, les privations, l’entraînement physique les avaient fait fondre. Ses pommettes étaient plus saillantes, et les contours de sa mâchoire étaient plus prononcés. Il y avait une légère marque autour de ses yeux qui, vue de près, lui donnait un aspect étrange, presque sauvage. Quand il tint le miroir à bout de bras, il retrouva son apparence normale ; cependant, son visage lui restait comme étranger.

Un peu perturbé, il attrapa son arc et son carquois, et il quitta la chambre. Dès qu’il fut dans l’entrée, un domestique vint vers lui.

— Votre oncle est parti au château avec mon maître, annonça-t-il. Il a dit que vous aviez quartier libre : il ne sera pas de retour avant ce soir.

Eragon le remercia, puis entreprit d’explorer Teirm, impatient de découvrir ses curiosités. Des heures durant, il erra dans les rues, entra dans des boutiques, pariant avec les gens qu’il rencontrait. Il finit par revenir chez Jeod : il avait une faim de loup… mais pas un sou vaillant.

Quand il arriva devant l’échoppe de l’herboriste, il s’arrêta. Quel endroit saugrenu pour tenir boutique ! La plupart des autres commerces se trouvaient le long du rempart, loin des quartiers riches. Eragon essaya de regarder à travers les fenêtres, en vain, des plantes grimpantes faisant office de rideaux. Intrigué, il pénétra à l’intérieur.

D’abord, il ne vit rien. La pièce était trop sombre. Quand ses yeux s’habituèrent à la pâle lueur verte qui filtrait par les carreaux, il avisa un oiseau bigarré, doté d’une queue à longues plumes et d’un bec acéré impressionnant. Le volatile, enfermé dans une cage près de la fenêtre, observait l’intrus avec méfiance. Les murs étaient couverts de plantes grimpantes, une treille de vigne s’accrochait au plafond, masquant la lumière. Dans un pot massif posé par terre poussait une belle fleur jaune. Sur le comptoir étaient alignés des mortiers, des pilons, des jattes en métal et une boule de cristal transparente, aussi grosse qu’une tête.

Eragon s’en approcha en contournant précautionneusement ce qui obstruait le passage : il y avait là des pierres, des piles de parchemins, des machines bizarres et d’autres objets dont il ignorait l’utilité. Derrière le comptoir, un meuble aussi haut que la pièce contenait des tiroirs de toutes les tailles. Certains avaient la largeur de son petit doigt ; d’autres étaient assez vastes pour contenir un tonneau. Dans sa partie supérieure, entre les étagères, il y avait un espace vide d’une trentaine de centimètres.

C’est là que, soudain, une paire d’yeux apparut, rougeoyant dans la pénombre. L’instant d’après, un énorme chat à l’allure féroce bondit sur le comptoir. Son corps était mince mais musclé ; ses griffes paraissaient énormes. Une crinière en broussaille auréolait son visage anguleux. Ses oreilles étaient piquetées de touffes noires. Sous son pelage, on devinait une mâchoire puissante.

Le félin ne ressemblait pas aux chats qu’Eragon connaissait. Il jaugea le nouveau venu avec des yeux suspicieux, puis il agita la queue comme pour le chasser.

D’instinct, le garçon chercha à entrer en contact avec l’esprit du chat. Il lui communiqua des pensées apaisantes, tâchant de lui faire comprendre qu’il venait en ami. Il entendit quelqu’un lui répondre : « Te fatigue pas… »

Eragon regarda autour de lui, inquiet. Le chat l’ignora et se lécha une patte.

« Saphira ? demanda-t-il. Où es-tu ? »

Pas de réponse. Mal à l’aise, il s’approcha du comptoir, où il avait remarqué une petite bûche.

« Mauvaise idée… »

« Arrête, Saphira ! » se fâcha Eragon.

Il saisit la bûche. Une violente décharge secoua son corps et il s’effondra, le souffle coupé. La douleur se dissipa peu à peu, le laissant pantelant.

Le chat sauta sur le sol et le regarda droit dans les yeux : « Tu n’es pas très malin, pour un Dragonnier… Je t’avais averti, pourtant ! »

« C’est toi qui m’as parlé ! » s’exclama Eragon.

Le chat bâilla, s’étira et se mit à flâner dans le labyrinthe des objets qui encombraient la boutique :

« Qui d’autre ? »

« Mais… tu n’es qu’un chat ! »

L’animal miaula et se rua vers lui. Il bondit sur sa poitrine, le poil hérissé, le regard luisant. Eragon tenta de se relever ; le chat grogna et montra les dents :

« Est-ce que j’ai l’air d’un chat comme les autres ? »

« N… non ! »

« Alors, qu’est-ce qui te fait croire que j’en suis un ? »

Eragon voulut dire quelque chose ; la créature enfonça un peu les griffes dans sa poitrine.

« À l’évidence, ton éducation a été négligée ! Eh bien, apprends que je suis un chat-garou. On n’est plus tellement nombreux, mais je pensais que même un garçon de ferme aurait entendu parler de nous… »

« Je ne savais pas que vous existiez réellement », souffla Eragon, fasciné.

Un chat-garou ! Quelle chance il avait ! Il connaissait les légendes qui les évoquaient : ces êtres d’exception apparaissaient à l’occasion et, quelquefois, donnaient des conseils aux humains. Si les conteurs disaient vrai, ils avaient des pouvoirs magiques ; ils vivaient plus longtemps que les hommes et en savaient toujours bien plus qu’ils ne voulaient l’avouer.

Le chat-garou cligna paresseusement des paupières. « Exister et savoir qu’on existe, c’est très différent, expliqua-t-il. Je ne savais pas que tu existais jusqu’à ce que tu déboules pour interrompre ma sieste. Ça ne veut pas dire que tu n’existais pas avant de me réveiller… »

Eragon se sentait un peu dérouté par ce raisonnement. « Je suis désolé de t’avoir dérangé », s’excusa-t-il.

« J’allais me lever de toute façon… », affirma l’animal. Il regagna le comptoir d’un bond et recommença de se lécher la patte. « Si j’étais toi, je ne garderais pas cette bûchette une seconde de plus. Sinon, tu vas recevoir une nouvelle décharge ! »

Eragon se dépêcha de reposer le bout de bois.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il.

« Un piège tout ce qu’il y a de banal. »

« Mais ça sert à quoi ? »

« Tu n’as pas encore compris ? »

Le chat-garou finit sa toilette, s’étira une deuxième fois, puis sauta sur son perchoir. Il se coucha, les partes sous le poitrail, ferma les yeux et se mit à ronronner.

« Attends ! lança Eragon. Comment t’appelles-tu ? »

Le chat-garou entrouvrit une paupière : « On m’a donné beaucoup de noms. Si tu veux connaître celui qui m’est propre, il te faudra chercher. » La paupière retomba. Le garçon renonça à poursuivre son interrogatoire ; il se retournait pour partir quand la voix de l’animal retentit dans sa tête : « Cependant, tu peux m’appeler Solembum. »

« Merci, Solembum », dit Eragon avec solennité. La créature ronronna plus fort.

La porte de la boutique s’ouvrit à la volée, inondant la pièce de soleil. Angela entra, un sac plein d’herbes sous son bras. Elle jeta un regard vers le chat-garou, et eut un mouvement de stupéfaction :

— Il dit que vous avez parlé ensemble !

— Vous aussi, vous pouvez communiquer avec lui ?

— Bien sûr… même s’il me répond quand ça lui chante !

Elle déposa son sac sur le comptoir, puis revint en arrière et fit face à Eragon.

— Il t’aime bien, annonça-t-elle. Ce n’est pas fréquent. En général, Solembum ne se montre pas. Il dit que tu es prometteur, et que ça nécessitera plusieurs années de travail.

— Merci.

— C’est un grand compliment, venant de sa part. Tu n’es que le troisième étranger avec qui il daigne communiquer. Le premier était une femme, il y a bien des années ; le deuxième était un mendiant aveugle ; et te voilà, à présent… Mais je ne suis pas herboriste pour le seul plaisir de bavarder. Cherches-tu quelque chose en particulier ? ou n’es-tu entré que pour jeter un coup d’œil ?

— Que pour jeter un coup d’œil, répondit Eragon, l’esprit encore occupé par le chat-garou. D’autant que je n’ai pas vraiment l’usage d’herbes…

— Oh, je ne m’en tiens pas qu’aux simples ! s’exclama Angela avec un sourire. Les seigneurs de la région, aussi riches que stupides, me payent pour que je leur fournisse des philtres d’amour et tutti quanti. Je n’ai jamais prétendu qu’ils aient la moindre efficacité ; et ça n’empêche pas les clients de revenir ! Mais je ne pense pas que tu aies besoin de ces bêtises. Veux-tu que je lise ton avenir ? Je fais ça aussi. Surtout pour les femmes des seigneurs de la région aussi riches que stupides.

Eragon éclata de rire :

— Non, non, je crains que mon avenir ne soit pas facile à décrypter. Et, surtout, je n’ai pas d’argent.

Angela regarda Solembum d’un air curieux :

— J’y pense…

Elle désigna la grosse boule de cristal.

— Ceci ne sert à rien, c’est juste bon pour les foires. Mais j’ai autre chose, qui… Attends-moi là. Je reviens de suite !

Elle fila dans l’arrière-boutique et en revint un peu plus tard, essoufflée, une petite bourse de cuir à la main. Elle la posa sur le comptoir.

— Je ne m’en suis pas servie depuis de nombreuses années. J’avais presque oublié où je les avais mis ! Allez, installe-toi en face de moi. Je vais te montrer pourquoi j’ai des raisons d’être intriguée…

Eragon s’empara d’un tabouret et s’assit. Les yeux de Solembum luisaient dans la semi-obscurité de son antre.

Angela étala un linge épais sur le comptoir et répandit dessus une poignée d’osselets polis, légèrement plus longs qu’un doigt de main, recouverts de runes et d’autres symboles magiques.

— Voici des ossements de dragon ! déclara-t-elle. Ne me demande pas comment je suis entrée en leur possession, c’est un secret que je garderai pour moi. Mais, contrairement aux feuilles de thé, aux boules de cristal ou aux tarots de divination, ces accessoires-ci sont dotés d’un pouvoir véritable. Ils ne mentent jamais – même s’il est parfois… compliqué de les interpréter. Si tu le désires, je les lancerai et je décrypterai leur message pour toi. Auparavant, tu dois comprendre une chose : connaître sa destinée peut être terrible. Terrible… Tu dois être sûr de le vouloir.

Eragon fixa les osselets comme s’ils avaient représenté une menace. « Jadis, ils appartenaient à un dragon semblable à Saphira. Connaître mon destin… Comment en décider sans savoir si j’aimerai ce qu’il me réserve ? Parfois, l’ignorance est assurément un bienfait… »

— Pourquoi me proposer cette expérience ? demanda-t-il.

— À cause de Solembum. Même s’il a été brutal avec toi, il t’a prêté attention, et cela prouve que tu es spécial. C’est un chat-garou, après tout ! J’ai aussi proposé de lire leur avenir aux deux autres personnes auxquelles Solembum a parlé. Seule la femme a accepté ; et elle l’a regretté. Son avenir promettait d’être douloureux. Je ne pense pas qu’elle m’ait crue, du moins au début… Elle s’appelait Selena…

« Selena ! » Eragon eut les larmes aux yeux en entendant ce prénom. C’était celui de sa mère. Était-ce à cause de cette prédiction si effroyable qu’elle l’avait abandonné ?

— Vous souvenez-vous de ce que vous lui avez prédit ? s’enquit-il, le cœur serré.

Angela secoua la tête et soupira :

— C’était il y a bien des années. Les détails se sont mélangés dans ma mémoire – qui n’est plus aussi bonne que jadis… Et même si je m’en souvenais, je ne te le dirais pas : ces mots lui étaient destinés, à elle seule. Mais je n’ai pas oublié la tristesse de ce moment, ni le regard désolé de Selena.

Eragon ferma les yeux et essaya de maîtriser ses émotions.

— Pourquoi vous plaignez-vous de votre mémoire ? demanda-t-il pour changer de sujet. Vous n’êtes pas si vieille que ça.

Un sourire creusa les joues d’Angela :

— Je suis flattée, mais détrompe-toi… Je suis plus vieille que je n’en ai l’air. Je parais peut-être plus jeune que mon âge à force de manger mes propres herbes quand les temps sont durs.

Eragon sourit à son tour, puis se décida : « Si c’était bien ma mère, et si elle a supporté de connaître son avenir, je le peux aussi. »

— Jetez les osselets pour moi, dit-il d’un ton solennel.

Le visage de l’herboriste redevint grave lorsqu’elle ramassa les osselets. Ses yeux se fermèrent, et ses lèvres s’agitèrent sans bruit. Puis elle lança d’une voix forte :

— Manin ! Wyrda ! Hugin !

Elle jeta les accessoires de divination sur le linge, où ils tombèrent en luisant faiblement dans la pénombre.

Les mots résonnèrent aux oreilles d’Eragon. Il avait reconnu la musique de l’ancien langage, et en conclut avec appréhension qu’Angela était sans doute une sorcière. Elle n’avait donc pas menti : elle était vraiment capable de lire l’avenir.

De longs moments s’écoulèrent, pendant lesquels la femme examina les osselets. Puis elle se recula et poussa un profond soupir. Elle se frotta les yeux et prit une gourde de vin sous le comptoir.

— Tu en veux ? proposa-t-elle.

Il secoua la tête. Angela haussa les épaules et but une grande gorgée.

— Je n’ai jamais rien eu d’aussi difficile à déchiffrer, dit-elle en s’essuyant la bouche avec sa manche. Tu avais raison. Ton destin est presque impossible à lire. Aucun autre ne m’avait paru aussi embrouillé et voilé que le tien… Néanmoins, j’ai réussi à déceler quelques éléments de réponse.

Solembum sauta sur le comptoir, les yeux rivés sur l’herboriste et son visiteur. Eragon serra nerveusement les mains lorsque Angela désigna l’un des osselets, tombé à l’écart. Il était marqué d’une longue ligne, sur laquelle était dessiné un cercle.

— Je commencerai par celui-ci, annonça-t-elle, car c’est le plus facile à interpréter. Ce symbole représente une vie éternelle, ou, du moins, très longue. C’est la première fois que le vois apparaître. D’ordinaire, j’obtiens un tremble ou un orme – deux arbres qui indiquent une durée de vie normale. Vivras-tu toujours, ou seulement un nombre d’années extraordinaire, je ne saurais le dire ; mais je peux t’affirmer qu’une très longue existence t’attend…

« Normal, pensa Eragon. Je suis un Dragonnier. Pourra-t-elle m’apprendre autre chose que je ne sache déjà ? »

— La suite est plus difficile à lire, reprit la femme, car les osselets sont retombés en tas. Elle pointa du doigt trois d’entre eux :

— Voici le chemin, l’éclair et le bateau. Je n’avais jamais vu cette figure. J’en avais seulement entendu parler. Le chemin montre que tu devras faire des choix dans ta vie, et que tu en affrontes quelques-uns en ce moment même. Je vois de grandes batailles éclater autour de toi, certaines pour te détruire, d’autres pour te protéger. Je vois les plus grandes puissances de cette contrée lutter pour contrôler et ta volonté, et ton destin. Quel que soit l’avenir que tu choisiras, parmi les infinies possibilités qui s’offrent à toi, il sera marqué par le sang et les conflits ; toutefois, un seul t’apportera le bonheur et la paix. Prends garde de ne point te perdre, car tu fais partie des rares humains réellement capables de décider de leur propre existence. Cette liberté est un don ; c’est aussi une responsabilité plus lourde que des chaînes…

Le visage de la femme s’assombrit :

— Et, comme pour contrebalancer cela, voici l’éclair. C’est un terrible présage. Un triste sort t’attend, que je distingue mal. Pour une part, il est lié à la mort. Une mort qui s’avance à grands pas, et qui va te causer beaucoup de peine. Tu découvriras le reste au cours d’un grand voyage. Regarde bien cet osselet. Il repose en partie sur le bateau. Voilà qui ne trompe pas. Tu quitteras cette terre pour ne plus y revenir. Où tu aboutiras, je l’ignore ; mais tu ne retrouveras plus jamais l’Alagaësia. Impossible d’échapper à cette destinée. Elle se réalisera, quoi que tu tentes pour l’éviter.

Ces mots effrayèrent Eragon. Un autre de ses proches allait mourir. Encore ! Il pensa à Roran ; il pensa à son pays. Qui le forcerait à le quitter ? Pour aller où ? Y avait-il des terres à l’est, au-delà des mers ? Seuls les elfes le savaient…

Angela se frotta les tempes et respira à fond :

— L’osselet suivant est plus facile à lire, et peut-être de moins triste augure.

L’herboriste désignait un fragment d’os où était dessinée une rose qui fleurissait au cœur d’un croissant de lune.

— Une histoire d’amour t’est promise, annonça-t-elle en souriant. Ce sera une histoire épique, extraordinaire : la lune, symbole magique, l’indique. Cet amour sera assez fort pour survivre aux changements de dynasties… Je ne peux pas savoir si cette passion connaîtra un dénouement heureux, mais celle que tu aimeras sera de noble naissance et de haut lignage. Sa sagesse n’aura d’égale que sa puissance, et sa beauté sera à nulle autre pareille.

« De noble naissance ? s’étonna Eragon. Comment cela se pourrait-il ? Je ne suis qu’un pauvre fermier ! »

— Bien ! Les deux derniers osselets : l’arbre et le pied d’aubépine, qui sont retombés l’un sur l’autre… J’aurais préféré qu’il n’en fût rien, car cela signifie des ennuis en perspective. Tu seras trahi ; et tu le seras par les tiens.

— Roran ne me trahirait jamais ! objecta-t-il brusquement.

— Je ne sais pas le nom du traître, répondit Angela, prudente. Mais les osselets ne mentent jamais, et je t’ai transmis leur message.

Le doute s’insinua dans l’esprit du garçon. Il essaya de l’ignorer. Pour quelle raison Roran en viendrait-il à le trahir ?

Angela posa une main rassurante sur son épaule et lui présenta sa gourde. Cette fois, Eragon accepta d’y boire. Il se sentit un peu mieux.

— Après tout ça, la mort serait un soulagement…, ironisa-t-il.

— Peut-être ? répondit l’herboriste sans se démonter.

Eragon n’arrivait pas à se débarrasser de cette perspective : « Roran, me trahir ? Ça ne peut pas se faire ! C’est impossible ! Et malheureusement, tout ce qu’elle m’a annoncé ne prendra sens qu’après coup… si jamais cela se réalise ! »

— Vous avez utilisé des mots magiques…, fit-il remarquer.

Les yeux d’Angela s’éclairèrent :

— Si seulement je connaissais ceux qui me permettraient de découvrir la suite de ton histoire ! Tu sais parler aux chats-garous, tu entends l’ancien langage ; ton avenir promet d’être passionnant ; et peu de jeunes gens aux poches vides et aux vêtements usés peuvent espérer être aimés d’une noble dame… Qui donc es-tu ?

Eragon en déduisit que Solembum n’avait pas appris à Angela qu’il était un Dragonnier. Il s’apprêtait à répondre « Evan » ; puis il changea d’avis et dit simplement :

— Je m’appelle Eragon.

Elle fronça les sourcils :

— Est-ce ton nom, ou ce que tu es vraiment ?

— Les deux, répondit-il en pensant à son illustre prédécesseur, le premier Dragonnier.

— Voilà qui me donne encore plus envie de connaître la suite de ton histoire ! Et qui était le vieil homme qui t’accompagnait, l’autre jour ?

Eragon décida qu’une vérité de plus ne pourrait pas faire de mal :

— Il s’appelle Brom.

Un brusque éclat de rire plia Angela en deux. Elle s’essuya les yeux, but une gorgée de vin, puis serra les lèvres pour contenir un nouvel accès d’hilarité. Enfin, retrouvant son souffle, elle s’exclama :

— Oh… c’était Brom ? Je ne m’en serais jamais doutée !

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Ne te fâche pas ! C’est juste que… eh bien, que Brom est très connu, dans ma profession. Pardonne-moi, mais le destin de ce pauvre homme – ou son futur, si tu préfères – est devenu un sujet de plaisanterie entre nous.

— Ne l’insultez pas ! On ne trouverait nulle part d’homme meilleur que lui ! s’offusqua Eragon.

— Paix, mon ami ! le gronda gentiment l’herboriste. Je sais cela. Si nous nous rencontrons une autre fois, à un moment plus propice, je t’en parlerai. Cependant, d’ici là, je te conseille de…

Elle s’interrompit : Solembum venait de se placer entre eux. Le chat-garou fixa le garçon de ses yeux de rubis.

« Oui ? » grogna mentalement Eragon, irrité.

« Écoute bien les deux choses que je vais te dire. Quand le temps sera venu où tu auras besoin d’une arme, cherche entre les racines de l’arbre dit Menoa. Et quand tout te semblera perdu, quand ton pouvoir te semblera inefficace, rends-toi au rocher de Kuthian et prononce ton nom : il t’ouvrira la Crypte des Âmes. »

Avant qu’Eragon eût pu lui demander des éclaircissements, le chat-garou s’était éloigné, agitant la queue avec grâce.

Angela hocha la tête, et des mèches de sa chevelure sombre dansèrent sur son front :

— Je ne sais pas ce qu’il t’a dit, et je ne veux pas le savoir. Il t’a parlé à toi, et à toi seul. Ne répète ses paroles à personne.

— Je dois m’en aller, fit Eragon, secoué.

— Eh bien, va ! Tu peux rester ici aussi longtemps que tu veux – surtout si tu te décides à m’acheter quelque chose ! Mais pars, si tu le désires. Je crois que Solembum et moi t’avons donné de quoi t’occuper l’esprit pour moment.

— En effet.

Eragon battit précipitamment en retraite.

— Merci d’avoir lu mon avenir, souffla-t-il au moment de sortir de la boutique.

— C’était un plaisir, répondit Angela.

 

Dans la rue, Eragon plissa les yeux pour s’habituer à la luminosité. Il lui fallut quelques minutes pour repenser calmement à ce qu’il avait appris. Ses pas s’accéléraient à mesure qu’il s’approchait des portes de Teirm, puis de la cachette de Saphira.

Il l’appela du pied de la falaise ; presque aussitôt, elle descendit le chercher pour l’emmener sur son promontoire. Une fois là-haut, Eragon lui raconta sa journée avant de conclure : « Je pense que Brom a raison. J’ai un don pour m’attirer les ennuis ! »

« N’oublie pas ce que le chat-garou t’a dit. C’est important. »

« Qu’est-ce que tu en sais ? »

« Les noms qu’il a employés sont puissants… »

« Quels noms ? »

« Kuthian, par exemple », annonça la dragonne, et le son se répercuta dans l’esprit d’Eragon.

« Dois-je confier cela à Brom ? »

« À toi de voir. Toutefois, ton futur ne lui appartient pas. En lui parlant de Solembum et des mots qu’il a prononcés, tu le pousseras à te poser des questions auxquelles tu préféreras peut-être ne pas répondre. Et si tu lui demandes juste ce que signifient ces mots, il voudra savoir où tu les as entendus. Réussiras-tu à lui mentir de façon convaincante ? »

« Non, reconnut Eragon. Je ferai mieux de ne rien dire. Pourtant, cela semble si important ! »

Ils continuèrent de discuter jusqu’à ce qu’ils n’aient plus rien à se dire. Alors, ils restèrent assis, l’un près de l’autre, à contempler les arbres jusqu’à la tombée du jour.

 

Eragon se dépêcha de regagner Teirm. Il frappa bientôt à la maison de Jeod.

— Neal est rentré ? demanda-t-il au domestique qui lui ouvrit la porte.

— Oui, monsieur. Je crois qu’il est dans le bureau.

— Merci.

Le garçon fila jusqu’à la salle de travail et passa une tête dans la pièce. Brom était là, qui fumait sa pipe devant le feu.

— Comment s’est passée votre journée ? s’enquit Eragon.

— Très mal, grommela Brom sans ôter la pipe de sa lippe.

— Vous avez parlé à Brand ?

— Oui, en pure perte. Cet administrateur du commerce est un bureaucrate de la pire espèce. Il est pointilleux sur les règlements, en invente de son cru pour importuner les gens, persuadé d’avoir raison !

— Donc, il ne nous laissera pas consulter ses registres…

— Non ! s’écria Brom, exaspéré. Je n’ai pas réussi à le convaincre. Il a même refusé une offre financière – pourtant substantielle ! Je n’imaginais pas qu’il existait des nobles incorruptibles. Maintenant que j’en ai rencontré un, je me rends compte que je préfère ces bâtards de rapaces.

Il tira furieusement sur sa bouffarde en grommelant une floppée de jurons.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? reprit Eragon quand le vieil homme se fut un peu calmé.

— Je vais consacrer une semaine à t’apprendre a lire.

— Et après ?

Un sourire éclaira le visage du conteur :

— Après ? On réservera une fort vilaine surprise à ce chien de Brand.

Eragon eut beau le presser de questions, Brom refusa d’en dire plus.

 

Le dîner se tint dans une salle somptueuse. Jeod était assis à un bout de la table ; sa femme, Helen, le regard dur, avait pris place à l’autre extrémité. Eragon et Brom étaient installés entre les époux. Le garçon aurait donné cher pour ne pas être là ! Heureusement, à sa droite et à sa gauche, des chaises vides le séparaient de ses hôtes – et, surtout, des yeux foudroyants de son hôtesse.

Le repas fut servi et les convives mangèrent en silence. Eragon pensa qu’il avait assisté à des repas plus joyeux après des enterrements à Carvahall. C’était triste, certes, mais pas lugubre. Ce soir-là, le ressentiment qui émanait d’Helen rendait l’atmosphère presque irrespirable.

Eragon
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